Je comprenais alors combien les événements du passé avaient une influence sur le présent !

Mardi 26 novembre 2024 — Dernier ajout dimanche 8 décembre 2024

Le moment le plus important de ma journée à l’Arche était la messe. Si les personnes du foyer de l’Arche y participaient, il n’en était pas de même au foyer du Val Fleuri. Joseph, le dernier éducateur de l’ancienne équipe en place avant que Jean ne prenne la direction du Val, faisait marcher la T.V. dès le retour du travail, pendant la messe ! Vu son ancienneté et le « pouvoir » qu’il exerçait, il fallait composer avec lui et son ami Victor le jardinier ! L’ambiance du foyer changea quand Joseph quitta le val pour des raisons personnelles. C’est ainsi que Val Fleuri devint un foyer plus paisible. La première prière du soir au Val fut un événement dont je me souviens encore. Nous avions bien préparé cette prière qui s’est bien déroulée ! A partir de ce jour-là, même si les violences n’étaient pas encore disparues complètement, ce ne fut plus après comme avant. Nous avons transformé une partie d’un grenier pour en faire une chapelle avec la présence du Saint Sacrement. PTP venait alors au Val fleuri régulièrement et dans cette chapelle il instruisait de l’Evangile les personnes et les assistants. C’était un moment de consolation pour tous.

L’Evangile, la vie de Jésus et celle des saints qui l’actualisait était pour moi la seule issue si je voulais rester vrai avec moi-même. Faire le point de ces douze années passées comme assistant de l’Arche mériterait beaucoup plus de temps. Etre « l’ami du pauvre » a pris très doucement corps en moi. C’était après deux essais de vie religieuse que je suis arrivé à Trosly. Les difficultés extérieures de Raphael qui bavait et sentait mauvais, la violence de Jean Pierre Balleur qui aurait pu tuer un assistant, me tournais vers Jésus, dans la prière ! Reconnaître ma pauvreté à l’école des pauvres de l’Arche se profilait, c’était une porte qui s’ouvrait. Les synthèses étaient un lieu majeur de reconnaissance de ma pauvreté. Je pouvais aussi relire ma vie et l’éclairer à partir des données que je découvrais. Je devais prendre une attitude adaptée face au mal dont souffraient les personnes, travailler pour plus de justice et de vérité pour avancer ensemble dans la vie commune ! J’avais la chance d’être dans une école de psychologie pratique avec les synthèses. Par ailleurs je recevais un bon enseignement théologique des PTP et Marie. PTP et le docteur Lamarche était de bons guides au milieu des bousculements de « mai 68 ». Ils me donnaient d’aller toujours vers l’essentiel, la connaissance de Jésus et de l’autre quel qu’il soit. La douceur et la tendresse du PTP était très impressionnante. Il privilégiait toujours la relation, le lien avec les personnes et avec Jésus et Marie. La pauvreté que je trouvais en moi pouvait être transfigurée par la pauvreté de Jésus dans l’Evangile. C’est beaucoup plus tard, comme prêtre, que j’ai vraiment découvert la présence de Jésus dans les pauvres avec Christian de Job. C’est la même présence de Jésus que je retrouvais dans ceux qui m’étaient confiés dans mon ministère. « Jésus dans le pauvre » ainsi que Jean l’énonçait avait été longtemps une interrogation pour moi, c’est bien plus tard que j’ai pu appréhender ce mystère. J’ai d’abord compris que les pauvres avaient besoin d’être évangélisés par Jésus ! C’était aussi mon histoire !

C’est ainsi que je pouvais relire mes attitudes devant le handicap des personnes. Apres le docteur Richet, ce fut le Dr. Franco qui exerçait à l’Arche. Je comprenais alors combien les événements du passé avaient une influence sur le présent ! A nouveau je faisais face à mes limites dans la reconnaissance des responsables plus cultivés et les fonctions à l’Arche qui leur étaient proposées. Ceux qui avaient plus de moyens étaient plus facilement reconnus. Je ne parlais que le français, et nous étions sans cesse dans un brassage de pays ou les frontières de la langue se faisaient sentir. C’était à nouveau l’expérience d’une réelle pauvreté, cette fois dans une communauté ou les « pauvres » étaient honorés. L’humilité m’était constamment nécessaire pour continuer paisiblement mon chemin. J’ai dû me former pour obtenir un diplôme d’éducateur spécialisé. Le lien entre le « religieux » et le « psychologique » dans la vie des personnes handicapées et de tous est subtile ! Nous pouvons là aussi entrer dans un chantage affectif très facilement et de manière déguisée. « Ton copain c’est Franco » me disait Jean Claude Lefèvre avec beaucoup d’agressivité quand il était en colère. Il avait bien compris que les synthèses faites avec le Dr. Franco l’obligeaient à sortir de son « personnage religieux » pour grandir dans la vie fraternelle ! Nous étions ensemble de bons « amis » et il nous fallait beaucoup de vérité pour ne pas entrer dans une attitude religieuse qui aurait été servile en cachant la réalité de la vie communautaire. Si nous grandissions dans la vie théologale, il nous fallait grandir aussi au plan de la vie en commun. Je peux dire aux gens blessés que je rencontre : votre blessure vous aidera à comprendre la blessure des autres. Quand j’écoute quelqu’un qui est dans la détresse, je sais que Jésus l’aime, qu’Il l’a sauvé et qu’en Lui déjà tout est réconcilié. Cependant au niveau psychologique il faudra beaucoup de temps pour le guérir de tout ce qui encombre encore son esprit, ses souvenirs et sa mémoire. Plus la blessure a été grande plus la compréhension de l’autre est profonde. Parler ainsi c’est être « sorti » du traumatisme de la misère. C’est la fréquentation de Jésus qui m’a ouvert un chemin de guérison, le chemin de la Résurrection. Alors j’ai pu commencer à le suivre et ainsi à devenir moi-même.

Jésus dans le pauvre.

Si mon appétit des recherches psychologiques était fort, c’est dans le domaine religieux que je me trouvais le plus à l’aise. Jésus est devenu pour moi l’ami du pauvre. Ai-je conscience que Jésus pauvre est dans le pauvre que je suis ? Non. J’ai conscience qu’Il est en moi quand je discerne sa Présence d’amour qui se donne dans la Paix, la Vie, la Joie de son action en moi. C’est le rapport à quelqu’un d’autre (Autre) qui me rejoint, qui m’élance vers plus de profondeur. C’est une ouverture vers la vie, vers la lumière, vers la beauté, vers l’amour, vers la nature, c’est une ouverture de l’âme. C’est comme une respiration. Je reconnais Jésus dans le pauvre en moi et dans l’autre quand je fais le lien entre la pauvreté ontologique de notre être, celle qui nous habite tous et la Passion de Jésus venu nous sauver. Il y a un lien entre l’accueil de ma pauvreté et l’action de Jésus qui me sauve. C’est après toute cette élaboration que je peux maintenant découvrir mon appel à l’Arche : laisser Jésus être l’ami du pauvre en moi pour le découvrir désormais chez les autres. Si je peux « relire » sereinement mon histoire blessée, c’est parce que Jésus est venu la visiter par sa Passion. Il est venu me rejoindre d’abord dans ma vie pour me rejoindre ensuite dans mon humiliation et me tirer de mon néant. Si mon être profondément blessé a été guéri par Jésus, il demeure vulnérable. Sans la présence de Dieu, le monde égoïste, orgueilleux, jouisseur, dominateur en moi reprend très vite le dessus. Ce monde-là « crucifie » le pauvre qui se cache en moi mais c’est Dieu en Jésus vient prendre sa défense. Pour moi donc être l’ami du pauvre nécessite que je sois l’ami de Jésus qui délivre le pauvre. J’ai conscience que le plus beau cadeau que je peux faire au pauvre, c’est Jésus, qui le délivre en faisant advenir en lui le monde de l’Amour et de la Vérité qui se trouve en lui.

C’est la vie sacramentelle qui m’a aidé à tenir bon. Je m’aperçois maintenant que je me suis structuré avec le message de l’Evangile et la nourriture de la vie sacramentelle. C’est dans ce domaine que je pouvais le mieux m’épanouir. Une parole de Jérémie reçue il y a bien longtemps, m’aide à comprendre mon fonctionnement : « Et je mettrai ma loi dans leur cœur. » Il me faut toujours me brancher à ma source qui est Dieu en vérité, pour retrouver la paix quand cela était nécessaire. Quand je relis ainsi mon histoire à l’Arche, je comprends pourquoi la vie spirituelle des personnes handicapées et celle de la communauté m’a autant tenu à cœur. L’Eglise, la communauté telle qu’elle est reçue dans la vie des saints, la vie apportée dans cette Eglise par les sacrements me parait indispensable pour un bon équilibre humain. Dans la situation et la culture dans laquelle je vivais, ce lien était pour moi indispensable. Ce domaine « religieux » bien enraciné et expérimenté dans la vie, j’aime encore lui trouver une confirmation : P. 97…Edith Stein rappelle que la grâce est habituellement communiquée à l’homme par les sacrements. En effet, tout en reconnaissant qu’un homme peut recevoir la « grâce […] par la voie de l’illumination intérieure » et que, par conséquent, Dieu n’est pas lié aux sacrements, elle ajoute que « personne ne peut exiger cela comme un droit, et personne n’est légitimé à s’exclure volontairement de l’Église sous le prétexte de cette possibilité. » Par-là, elle honore au plus haut point la mission de l’Église visible qui est précisément « de rendre visible la forme extérieure de la grâce du Seigneur, de conserver et d’annoncer sa Parole, d’administrer et de distribuer les moyens de grâce choisis par Lui […1 les sacrements ». À partir de sa propre expérience, Edith Stein ne saurait séparer la rencontre décisive avec la personne du Christ de son adhésion à l’Église catholique. Le Christ est venu dans la chair pour manifester l’amour de Dieu, puisqu’en lui « seul l’amour divin s’est pleinement incarnés », afin « qu’à nouveau nous puissions participer à sa vie. En ceci réside la cause et la fin de sa venue dans le monde ». Tout en indiquant que le « mystère de l’Incarnation et le mystère du mal sont étroitement liés » Edith Stein considère que « le péché et la nécessité du rachat qu’il implique » n’est pas « le seul motif de l’Incarnation ». Fondamentalement, « Dieu est venu […] pour nous relier à lui ». L’habitation de Dieu dans la chair manifeste conjointement l’alliance irrévocable que Dieu scelle avec les hommes en Jésus-Christ (Rm 8,35-39) et la vocation originelle de la création telle que le Verbe incarné en dévoile la beauté en l’assumant : à savoir être l’épiphanie de la lumière divine. Par son Incarnation, le Christ s’unit « d’une manière nouvelle, mystérieuse à l’univers créé dont il est le modèle originel et dans lequel il est descendu pour le renouveler de l’intérieur et le conduire à son achèvement ».

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