Pape François, suite 3 des extraits de l’Encyclique « Il nous a aimés »

Lundi 24 février 2025

IV

  1. L’AMOUR QUI DONNE À BOIRE

101. Dans le Cœur transpercé du Christ se concentrent, inscrites dans la chair, toutes les expressions d’amour des Écritures. Il ne s’agit pas d’un amour simplement déclaré, mais son côté ouvert est source de vie pour celui qui est aimé, il est cette fontaine qui étanche la soif de son peuple. Comme l’a enseigné saint Jean-Paul II, « les éléments essentiels de cette dévotion appartiennent aussi de façon permanente à la spiritualité de l’Église au long de son histoire ; car, dès le début, l’Église a porté son regard vers le Cœur du Christ transpercé sur la croix ».

110. Plusieurs saintes femmes ont raconté des expériences de rencontre avec le Christ, caractérisées par le repos dans le Cœur du Seigneur, source de vie et de paix intérieure. C’est le cas de sainte Lutgarde, de sainte Mechtilde de Hackeborn, de sainte Angèle de Foligno, de Julienne de Norwich, entre autres. Sainte Gertrude de Helfta, moniale cistercienne, a raconté un moment de prière au cours duquel elle posa sa tête sur le Cœur du Christ et entendit ses battements. Dans un dialogue avec saint Jean l’Évangéliste, elle lui demande pourquoi il n’a pas parlé dans son Évangile de ce qu’il avait ressenti lorsqu’il avait fait la même expérience. Gertrude conclut que « la douce éloquence de ces battements est réservée aux temps actuels, afin qu’en les écoutants le monde, déjà vieilli et engourdi dans son amour envers Dieu, puisse retrouver sa ferveur ». Pourrions-nous y voir une affirmation pour notre époque, un appel à reconnaître combien ce monde est devenu “vieux” et a besoin de percevoir le message toujours nouveau de l’amour du Christ ? Sainte Gertrude et sainte Mechtilde ont été considérées comme les « confidentes les plus intimes du Sacré-Cœur ».

111. Les chartreux, encouragés surtout par Ludolphe de Saxe, ont trouvé dans la dévotion au Sacré-Cœur un moyen de remplir d’affection et de proximité leur relation avec Jésus-Christ. Celui qui entre par la blessure de son cœur est enflammé d’affection. Sainte Catherine de Sienne écrivait qu’on ne peut être témoin des souffrances endurées par le Seigneur, mais le Cœur ouvert du Christ nous offre la possibilité d’une rencontre réelle et personnelle avec beaucoup d’amour : « J’ai voulu que vous voyiez le secret de mon cœur, en vous le montrant ouvert afin que vous voyiez que je vous aimais plus que ne pouvait le montrer la souffrance finie ».

Saint François de Sales

114. À l’époque moderne, la contribution de saint François de Sales est à souligner. Il a souvent contemplé le Cœur ouvert du Christ qui nous invite à y demeurer dans une relation personnelle d’amour où les mystères de la vie sont éclairés. On peut voir dans la pensée de ce saint Docteur comment, face à une morale rigoriste et à une religiosité de simple observance, le Cœur du Christ se présente comme un appel à la pleine confiance en l’action mystérieuse de sa grâce. Il l’exprime ainsi dans une proposition à la Baronne de Chantal : « Il m’est bien d’avis que nous ne demeurerons plus en nous-mêmes, […] nous nous logerons pour jamais dans le côté percé du Sauveur ; car, sans lui, non seulement nous ne pouvons, mais quand nous pourrions, nous ne voudrions rien faire ».]

Une nouvelle déclaration d’amour

120. Sainte Marguerite-Marie résume cela avec force et ferveur : « Il me découvrit les merveilles de son amour et les secrets inexplicables de son Sacré Cœur qu’Il m’avait toujours tenus cachés, jusqu’alors qu’Il me l’ouvrit pour la première fois, mais d’une manière si effective et sensible qu’Il ne me laissa aucun lieu d’en douter ». Dans les déclarations suivantes, la beauté de ce message est réaffirmée : « Il me découvrit les merveilles inexplicables de son pur amour, et jusqu’à quel excès il l’avait porté d’aimer les hommes ».

121. Cette reconnaissance intense de l’amour de Jésus-Christ que sainte Marguerite-Marie nous a transmise nous offre de précieux stimulants pour notre union avec Lui. Cela ne signifie pas que nous nous sentions obligés d’accepter ou d’assumer tous les détails de cette proposition spirituelle, où, comme c’est souvent le cas, l’action divine est mêlée à des éléments humains liés à nos désirs, à nos préoccupations et à nos images intérieures. Il faut toujours la relire à la lumière de l’Évangile et de la riche tradition spirituelle de l’Église, en reconnaissant tout le bien qu’elle a fait à tant de sœurs et de frères. Cela nous permet de reconnaître les dons de l’Esprit Saint dans cette expérience de foi et d’amour. Plus que les détails, le noyau du message qui nous est transmis peut se résumer dans ces mots que sainte Marguerite-Marie a entendus : « Voilà ce Cœur qui a tant aimé les hommes, qu’Il n’a rien épargné jusqu’à s’épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour ».

122. Cette manifestation est une invitation à grandir dans la rencontre avec le Christ grâce à une confiance sans réserve, jusqu’à atteindre une union pleine et définitive : « Il faut que ce divin Cœur de Jésus soit tellement substitué en la place du nôtre que Lui seul vive et agisse en nous et pour nous ; que sa volonté […] puisse agir absolument sans résistance de notre part ; et enfin que ses affections, ses pensées et ses désirs soient en la place des nôtres, mais surtout son amour, qui s’aimera Lui-même en nous et pour nous. Et ainsi, cet aimable Cœur nous étant tout en toute chose, nous pourrons dire avec saint Paul que nous ne vivons plus, mais que c’est Lui qui vit en nous ».

Saint Claude de La Colombière

126. Certaines expressions de sainte Marguerite-Marie mal comprises pourraient conduire à une trop grande confiance dans les sacrifices et offrandes personnels. Or, saint Claude montre que la contemplation du Cœur du Christ, si elle est authentique, ne provoque pas de complaisance en soi-même ni de vaine gloire dans les expériences ou les efforts humains, mais un abandon indescriptible dans le Christ qui remplit la vie de paix, de sécurité et de résolutions. Cette confiance absolue, il l’a très bien exprimée dans une célèbre prière : « Pour moi, mon Dieu je suis si persuadé que vous veillez sur ceux qui espèrent en vous, je suis si persuadé qu’on ne peut manquer de rien quand on attend tout de vous, que j’ai résolu de vivre à l’avenir sans aucun souci, et de me décharger sur vous de toutes mes inquiétudes […]. Jamais je ne perdrai mon espérance, je la conserverai jusqu’au dernier moment de ma vie et tous les démons de l’enfer feront à ce moment de vains efforts pour me l’arracher […]. Que les uns attendent leur bonheur ou de leurs richesses, ou de leurs talents ; que les autres s’appuient ou sur l’innocence de leur vie, ou sur la rigueur de leurs pénitences, ou sur le nombre de leurs aumônes, ou sur la ferveur de leurs prières, […] pour moi, Seigneur, toute ma confiance, c’est ma confiance même : cette confiance ne trompe jamais personne […]. Je suis donc assuré que je serai éternellement heureux, parce que j’espère fermement de l’être, et que c’est de vous, ô mon Dieu, que je l’espère ».

Saint Charles de Foucauld et Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus

133. Comme saint Charles de Foucauld, sainte Thérèse de l’Enfant Jésus a respiré l’immense dévotion qui inonda la France au XIXe siècle. L’abbé Pichon, considéré comme un grand apôtre du Sacré-Cœur, était le directeur spirituel de sa famille. 

135. Dans une poésie, elle exprime le sens de sa dévotion, faite plus d’amitié et de confiance que de sécurité dans ses propres sacrifices : « J’ai besoin d’un cœur brûlant de tendresse Restant mon appui sans aucun retour Aimant tout en moi, même ma faiblesse… Ne me quittant pas, la nuit et le jour. […] Il me faut un Dieu prenant ma nature Devenant mon frère et pouvant souffrir ! […] Ah ! je le sais bien, toutes nos justices N’ont devant tes yeux aucune valeur […]. Et moi je choisis pour mon purgatoire Ton Amour brûlant, ô Cœur de mon Dieu ».

136. Le texte le plus important pour comprendre le sens de sa dévotion au Cœur du Christ est sans doute la lettre qu’elle écrivit, trois mois avant sa mort, à son ami Maurice Bellière : « […] depuis qu’il m’a été donné de comprendre aussi l’amour du Cœur de Jésus, je vous avoue qu’il a chassé de mon cœur toute crainte. Le souvenir de mes fautes m’humilie, me porte à ne jamais m’appuyer sur ma force qui n’est que faiblesse, mais plus encore ce souvenir me parle de miséricorde et d’amour ».]

137. Les esprits moralisateurs, qui prétendent garder le contrôle de la miséricorde et de la grâce, diraient qu’elle pouvait écrire cela parce qu’elle était une sainte, mais qu’une pécheresse ne l’aurait pas pu. Ce faisant, ils privent la spiritualité de Thérèse de sa belle nouveauté qui reflète le cœur de l’Évangile. Il est malheureusement devenu courant, dans certains cercles chrétiens, d’essayer d’enfermer l’Esprit Saint dans un schéma qui leur permet de tout superviser. Mais ce sage Docteur de l’Église les fait taire et contredit directement cette interprétation réductrice par ces mots très clairs : « Si j’avais commis tous les crimes possibles, j’aurais toujours la même confiance, je sens que toute cette multitude d’offenses serait comme une goutte d’eau jetée dans un brasier ardent ».

138. Elle répond longuement à sœur Marie qui la louait pour son amour généreux pour Dieu, amour disposé au martyre, dans une lettre qui constitue l’un des grands jalons de l’histoire de la spiritualité. Cette page devrait être lue mille fois pour sa profondeur, sa clarté et sa beauté. Thérèse aide sa sœur “du Sacré-Cœur” à ne pas centrer cette dévotion sur un aspect doloriste, certains ayant compris la réparation comme une sorte de primat des sacrifices ou des observances austères. Au contraire, elle la résume dans la confiance qui est l’offrande la plus agréable au Cœur du Christ : « Mes désirs du martyre ne sont rien, ce ne sont pas eux qui me donnent la confiance illimitée que je sens en mon cœur. Ce sont, à vrai dire, les richesses spirituelles qui rendent injuste, lorsqu’on s’y repose avec complaisance et que l’on croit qu’ils sont quelque chose de grand. […] Ce qui lui plaît, c’est de me voir aimer ma petitesse et ma pauvreté, c’est l’espérance aveugle que j’ai en sa miséricorde… Voilà mon seul trésor. […] Si vous désirez sentir de la joie avoir de l’attrait pour la souffrance, c’est votre consolation que vous cherchez […]. Comprenez que pour aimer Jésus, être sa victime d’amour, plus on est faible, sans désirs, ni vertus, plus on est propre aux opérations de cet Amour consumant et transformant. […] Oh ! que je voudrais pouvoir vous faire comprendre ce que je sens !… C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour ».

139. Il est possible de voir dans nombre de ses textes sa lutte contre des formes de spiritualité trop centrées sur l’effort humain, sur le mérite propre, sur l’offrande de sacrifices, sur certaines observances pour “gagner le ciel”. Pour elle, « le mérite ne consiste pas à faire ni à donner beaucoup, mais plutôt à recevoir ».Relisons quelques textes très significatifs où elle insiste sur cette voie qui est un moyen simple et rapide de gagner le Seigneur par le cœur.

141. Dans une lettre à l’abbé Roulland elle dit : « Ma voie est toute de confiance et d’amour, je ne comprends pas les âmes qui ont peur d’un si tendre Ami. Parfois lorsque je lis certains traités spirituels où la perfection est montrée à travers mille entraves, environnée d’une foule d’illusions, mon pauvre petit esprit se fatigue bien vite, je ferme le savant livre qui me casse la tête et me dessèche le cœur et je prends l’Écriture Sainte. Alors tout me semble lumineux, une seule parole découvre à mon âme des horizons infinis, la perfection me semble facile, je vois qu’il suffit de reconnaître son néant et de s’abandonner comme un enfant dans les bras du Bon Dieu ».

142. Et s’adressant à l’abbé Bellière à propos d’un père de famille elle dit : « Je ne crois pas que le cœur de l’heureux père puisse résister à la confiance filiale de son enfant dont il connaît la sincérité et l’amour. Il n’ignore pas cependant que plus d’une fois son fils retombera dans les mêmes fautes, mais il est disposé à lui pardonner toujours, si toujours son fils le prend par le cœur ».

Résonances dans la Compagnie de Jésus

147. Lorsque saint Jean-Paul II invitait « tous les membres de la Compagnie à promouvoir avec plus de zèle encore cette dévotion qui correspond plus que jamais aux attentes de notre temps », il le faisait parce qu’il reconnaissait les liens intimes entre la dévotion au Cœur du Christ et la spiritualité ignatienne, car « le désir de “connaître intimement le Seigneur” et de “faire un colloque” avec lui, cœur à cœur, est caractéristique, grâce aux Exercices spirituels, du dynamisme spirituel et apostolique ignacien, tout entier au service de l’amour du Cœur de Dieu ».

Un long courant de vie intérieure

148. La dévotion au Cœur du Christ réapparaît dans l’itinéraire spirituel de nombreux saints très différents les uns des autres, et cette dévotion revêt chez chacun d’eux des aspects nouveaux. Saint Vincent de Paul, par exemple, disait que ce que Dieu veut, c’est le cœur : « Dieu demande principalement le cœur, le cœur, et c’est le principal. D’où vient qu’un qui n’aura pas de bien méritera plus que celui qui aura de grandes possessions auxquelles il renonce ? Parce que celui qui n’a rien y va avec plus d’affection ; et c’est ce que Dieu veut particulièrement… ». Cela implique d’accepter d’unir son cœur à celui du Christ : « Une fille qui fait tout ce qu’elle peut faire pour mettre son cœur en état d’être uni à celui de Notre Seigneur, […] quelle bénédiction ne doit-elle pas espérer de Dieu ».] 149. Nous sommes parfois tentés de considérer ce mystère d’amour comme un fait admirable du passé, comme une belle spiritualité d’autrefois. Or nous devons toujours nous rappeler, comme le disait un saint missionnaire, que « ce cœur divin, qui a supporté d’être transpercé par une lance ennemie afin de répandre, par cette ouverture sacrée, les sacrements par lesquels l’Église a été formée, n’a jamais cessé d’aimer ». D’autres saints plus récents, comme saint Pio de Pietrelcina, sainte Teresa de Calcutta et bien d’autres, parlent avec profonde dévotion du Cœur du Christ. Et je voudrais aussi rappeler les expériences de sainte Faustine Kowalska qui propose à nouveau la dévotion au Cœur du Christ en mettant fortement l’accent sur la vie glorieuse du Ressuscité et sur la miséricorde divine. À la suite de quoi, motivé par ces expériences de cette sainte et puisant dans l’héritage spirituel de l’évêque saint Józef Sebastian Pleczar (1842-1924), saint Jean-Paul II rattache étroitement sa réflexion sur la miséricorde à la dévotion au Cœur du Christ : « L’Église semble professer et vénérer d’une manière particulière la miséricorde de Dieu quand elle s’adresse au cœur du Christ. En effet, nous approcher du Christ dans le mystère de son cœur nous permet de nous arrêter sur ce point […] de la révélation de l’amour miséricordieux du Père, qui a constitué le contenu central de la mission messianique du Fils de l’homme ». Le même saint Jean-Paul II, se référant au Sacré-Cœur, reconnait de façon très personnelle : « Il m’a parlé dès mon plus jeune âge ».

153. Le Pape Pie XI a voulu justifier cela en nous invitant à reconnaître que le mystère de la Rédemption par la Passion du Christ transcende, par la grâce de Dieu, toutes les distances de temps et d’espace. S’Il s’est donné sur la croix pour les péchés à venir, les nôtres ; de la même manière nos actes offerts aujourd’hui pour sa consolation parviennent, par-delà le temps, jusqu’à son cœur blessé : « Si, à cause de nos péchés futurs, mais prévus, l’âme du Christ devint triste jusqu’à la mort, elle a, sans nul doute, recueilli quelque consolation, prévue elle aussi, de nos actes de réparation, alors qu’un ange venant du ciel ( Lc 22, 43) lui apparut, pour consoler son cœur accablé de dégoût et d’angoisse. Ainsi donc, ce cœur sacré incessamment blessé par les péchés d’hommes ingrats, nous pouvons maintenant, et même nous devons, le consoler d’une manière mystérieuse, mais réelle ».

(Encyclique « Dilexit nos, Il nous a aimés », du 24 oct. 2024)

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