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Au cœur de la douleur une brèche.
Nous pouvons nous demander quel drame se vit au cœur du premier bandit crucifié avec Jésus, et qui le harcèle de cette manière : “Sauve- toi toi-même et nous avec » Lc. 24-35. Curieusement le même ricanement est repris par la foule. C’est l’expression d’une humanité qui vit la perte. Perte de la liberté : “avant la domination romaine, nous étions libres.” Perte de l’image de soi : “avant la crucifixion”, le bandit pouvait exister dans la vengeance, le ressentiment du mal qu’on lui avait fait. Vivre de cette perte, de ce manque, est une misérable manière d’exister. Au Calvaire, le rassemblement se fait autour de cet enfermement sur soi “II en a sauvé d’autres, qu’il se sauve lui-même et nous croirons en Lui.”Cet enfermement a pour principe qu’on pourrait se sauver par soi-même.
Jésus manifeste qu’on n’est pas sauvé par soi-même. Il révèle qu’on est sauvé par un Autre. II souffre de l’enfermement de l’humanité sur elle-même. "Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as- tu abandonné" (Mt.27.46). C’est avec l’humanité rachetée par sa Croix, que Jésus se présente au Père. Dans l’Esprit Saint, Il reçoit l’aide nécessaire pour nous sauver encore. Par Lui, le “Crucifié et Glorifié”, l’Esprit Saint nous est donné et le Père est glorifié. "A tous ceux qui l’ont reçu, Il a donné le pouvoir de devenir enfant de Dieu. Ses bras ouverts, son Cœur ouvert offrent le pardon qui fera renaître. Jésus peut dire : “Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font.” Lc.24, 34.
Le Don de Dieu, Jésus venu dans la chair, et l’inadmissible souffrance se vivent simultanément au Calvaire d’une façon surprenante dans sa personne. Il y a désormais une issue à cet enfermement sur soi. Au sein de cette douleur : une brèche. “Quelqu’un”, il n’avait pas de nom, on l’a appelé le bon larron, a entendu ce cri d’angoisse et de détresse. II est entré dans cette souffrance absurde. C’est là qu’il rencontre Jésus, qui lui offre dans ce lieu même, une liberté nouvelle. Le bon larron, a su la saisir retrouvant un être nouveau, il appelle Jésus par son nom : " Jésus, souviens-toi de moi quand tu seras dans ton royaume” Lc.23, 41. Lui, que la souffrance intolérable avait refermer sur lui-même, reçu la possibilité de se tourner vers l’autre : “Lui n’a rien fait de mal”. Alors qu’il souffrait comme lui, la crucifixion. Ainsi s’est opérée une transformation. Nous pouvons considérer la mystérieuse communauté de souffrance du Golgotha. Apres le départ des accusateurs de Jésus il reste une communauté de compassion. Nous contemplons Jésus en croix, son accueil dans l’Esprit Saint de la volonté du Père. Par son “Unique”, Il sauve l’humanité du péché. Nous regardons Marie la mère de Jésus au pied de la croix. Son ouverture au drame impensable de la crucifixion de son fils la situe dans un au delà de la Foi surprenant. La présence des ’saintes’ femmes et de Jean l’Apôtre donne un témoignage ultime qui doit interroger le bon larron. Il pouvait accepter tout ce qu’il avait perdu et ainsi offrir sa pauvre vie à Jésus.
Dans l’acceptation” de Marie, il pouvait accueillir tout ce qu’il avait perdu. II découvrait en Jésus de quoi vivre encore, “souviens-toi de moi”. C’est cette nouvelle communauté, souffrant avec lui, qui lui permettait alors de “refaire surface” et de retrouver en lui un désir de vivre quand même. La Parole de Jésus vient le confirmer : “Aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis.” [69]. II peut alors souffrir avec Jésus. Cette souffrance n’a pas le dernier mot, ni même la mort prochaine. Là où est Jésus, là, il sera dans la Vie. “Voici ton Fils”, dira Jésus à Marie en parlant de Jean. Ce “Voici ton Fils” Jn.19, 26. est aussi reçu par le bon larron. Si proche de la mort, l’expérience montre que la personne humaine a la conscience du “déroulement” de sa vie. Notre origine est toujours en rapport à notre mère, cette femme, notre maman, a été pour chacun de nous, “le milieu” qui nous a porté dans ce monde.
En portant Jésus, Marie a porté tous ceux que Jésus sauve dans son mystère. C’est-à-dire toute l’humanité. L’acceptation de Marie à la Croix a été nécessaire au bon larron quand Jésus était déjà mort. D’atroces souffrances l’attendaient encore. Marie, “la mère de Jésus”, était là. Jean, « le prêtre », était devenu son frère, il souffrait avec lui. II n’était plus seul. Une communauté nouvelle avait pris naissance au pied de la Croix. Une autre vie s’énonçait avec et pour tous les souffrants de ce monde. Marie, la femme des douleurs est là, à jamais cachée dans le creux du Rocher, c’est-à-dire la blessure de Jésus, la Blessure de Dieu devant la misère de l’humanité. Si nous croyons aux Paroles de Jésus : « Aujourd’hui tu seras avec moi », nous croyons au chemin parcouru par cet homme. Ne nous faut-il pas revenir à un chemin d’espérance pour le premier larron ? Pour ce premier condamné avec Jésus, l’insupportable souffrance se réveille : “Sauve-toi toi-même, et nous avec”. C’est chacun pour soi, dans sa solitude et son enfermement. Si l’autre ne se “sauve pas et moi avec”, c’est qu’il n’a pas entendu mon appel, qu’il ne sait pas ce que je vis, ne peut pas me rejoindre. Je suis seul, irrémédiablement seul. D’ailleurs, pourquoi ne se sauve- t-il pas lui-même ? II ne le peut pas, comme moi non plus je ne le peux pas. La déception est totale, l’enfermement infernal. Si encore il savait ce que je souffre ! Mais non, l’horizon est bouché
Retentit alors le cri de Jésus manquant de souffle, il ne peut beaucoup parler : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?”Mt. 27,46. Nous ne savons pas l’effet de cette Parole de Jésus sur cet homme. La miséricorde exercée sur l’autre larron, l’ouverture de Jésus à son Dieu n’a-t-elle pas provoqué l’ouverture de cet homme à la souffrance de Jésus qui, cette fois, le rejoint ? Car Jésus crie sa détresse qui est la détresse du monde. Dans cette communion d’Amour la plus forte qui soit, “le Père et moi nous sommes un”Jn.10,30, s’exprime la “distance” la plus cruciale qui lui est donnée à vivre. Serait-ce un chemin ultime de “présence” donnée à ce condamné avec Jésus ? C’est parce que Jésus est descendu jusque là, parce qu’il s’est désapproprié de lui-même jusqu’à ce point qu’il peut encore ouvrir un espace de liberté intérieure au cœur de cet homme. Étant descendu encore plus bas, il peut le rejoindre et le relever. Ainsi cette personne, ce larron, a-t-il pu penser que Jésus savait sa souffrance, son angoisse et sa solitude absolue, et que de l’intérieur même de cette situation il l’avait rejointe.