Alain ou le cœur affamé.

Jeudi 28 novembre 2024

Alain ou le cœur affamé d’amour. (repris dans "les pauvres vous les aurez toujours avec vous) Alain est venu à l’Arche en avril 1978 à l‘âge de vingt-deux ans. II avait été atteint d’une encéphalopathie fœtale avec hémiplégie cérébrale. Alain pouvait marcher sans aide mais pour les grandes distances et à certains moments de fatigue ou de dépression, il avait besoin d’un fauteuil. Il a vécu avec ses parents et ses deux sœurs jusqu’à l’âge de quatre ans, puis il a été placé à l’hôpital psychiatrique jusqu’à sa venue à l’Arche. Alain était maniaco-dépressif ; il vivait des moments où il était en bonne forme, mais à d’autres moments, il se laissait mourir. II ne pouvait pas parler mais savait exprimer ses désirs par ses gestes. Il est retourné vers le Père en novembre 1992. « Quel mystère t’habite, Alain, avec ta si grande soif d’aimer et d’être aimé ? Avec ton grand corps décharné ! Tu mesures au moins un mètre soixante-dix et pourtant tu ne pèses que quarante kilos, et encore ! Ta grande bouche est disproportionnée, et tu as tant de mal à avaler ! Avec tous tes boutons sur le visage, tu fais réellement penser à un adolescent en mal d’affection. Mais tu ne peux pas courir puisque I’hémiplégie est comme redoublée chez toi. Tu es ainsi à la merci de qui veut bien te prendre. Souvent tu reprends cette position archaïque du bébé dans le ventre de sa mère, tout recroquevillé, et c’est alors difficile de te remettre droit ; on a peur de te casser, tu es tout en os.

Le regard d’Alain, on ne peut pas si vite l’oublier. II demande tellement d’amour. II est aussi très perspicace, ce regard ; il sait détecter, en celui qui l’approche, s’il y a ou non de l’amour pour toi. Je pense même pouvoir dire que tu devines quelle qualité d’amour t’est proposée, et déjà tu peux donner ta réponse. Mais qu’elle est maladroite ta réponse ! Que tu es brusque dans tes mouvements ! Quand tu as pu mettre ton bras derrière le cou d’une jeune assistante que tu aimes, c’est à croire que tu veux la manger, tant ton acharnement est grand pour avoir un gros câlin. Quelle est cette soif d’affection qui t’habite, Alain ? Est-ce tout l’amour maternel que tu n’aurais pas reçu et que tu essaies de rattraper là ? Est-ce plutôt cet instinct d’amour qui habite le cœur de l’adolescent cherchant le don de soi ? Ou bien est-ce la recherche d’un amour dont les racines sont inscrites dans ton être d’homme qui n’est pas fait pour vivre seul ? Tu sens bien, Alain, combien tu as besoin d’un autre qui puisse te révéler ta beauté, une beauté toute cachée, réfugiée dans ce regard que Dieu peut tellement illuminer. Tombé, tu demeures inerte, mendiant, à la merci de celui qui veut bien te remettre debout. C’est facile de vivre avec toi, car l’amour unifie tout en ce lieu de petitesse et de souffrance. En te voyant je pense à Jésus. Il s’est donné tout petit à sa mère. Il a été aussi l’agonisant, avant de reposer inerte, après sa mort, entre ses bras. « Mon Dieu, que tes chemins sont impénétrables » ! Toi seul sais quelle forme d’amour éveille le cœur si affamé d’Alain. Tu unifies en toi tous les amours. En toi, ils sont Amour.

Que c’est difficile, Seigneur, de savoir quel amour nous habite. Toi seul et ton Esprit Saint le savent en nous. Et pourtant il nous est demandé d’en devenir conscients. Il nous faut pour aimer entrer dans la purification de l’amour. Marie, aide-moi à découvrir et à reconnaître ton Amour Jésus reposait tout petit sur ton sein et éveillait l’amour dans ton cœur. Serait-ce ce qu’Alain provoque à la chapelle quand il est si abandonné, si paisible ? La présence de Jésus et la sienne ne font qu’un, au cœur de l’Eucharistie. Marie, aide-moi à comprendre ton Amour, quand Jésus s’est fait si relatif, si dépendant, si fatigué ! Jésus, que provoquais-tu au cœur de la Samaritaine quand tu lui demandais à boire ? Serait-ce quelque chose de cela qu’Alain provoque en moi quand il est si accablé qu’il réveille mon amour parce que seul mon amour peut le mettre debout ? II y a dans cette demande un tel engagement que je peux très facilement me défendre et me contenter de jouer un rôle éducatif. Mais je ne suis pas dupe, je connais cette attente cachée au fond du cœur d’Alain : “M’aimes-tu ?” Que répondre ? Comment répondre ? Jusqu’où m’engager ? Serait-ce jusqu’à ce don inconditionné : aimer jusqu’à tout donner, aimer jusqu’à se recevoir de la demande d’amour de l’autre ? Nous pressentons ici combien la vocation chrétienne ouvre à un Amour qui est au-delà de l’amour.

Il faut aimer et entrer dans le chemin de la purification de l’amour Jésus, que Marie m’aide encore à discerner le don si mystérieux de ton agonie et de ta mort. Quand tu t’es fait le dernier des derniers, abject, maudit, recevant la haine et finalement la mort, que provoquais-tu dans le cœur de Marie ? Serait-ce ce sentiment si éprouvant de se sentir inutile ? Alain a provoqué cela quand nous avons cru qu’il allait mourir. Une telle odeur de mort avait envahi nos cœurs et même tout le foyer. Il n’a pas moins fallu que ta présence de Ressuscité dans le sacrement de ton Corps eucharistique que nous avions voulu présent dans cette chambre qui devenait déjà si mortuaire. Quelle horreur dans nos cœurs, que cette odeur de mort, ce sentiment de ne plus rien pouvoir faire ! Même les médecins à l’hôpital et les spécialistes en psychiatrie ne pouvaient plus rien. II y avait encore le prêtre, c’est vrai ! C’est lui, en effet, qui nous a aidés à ressusciter notre cœur. Que nous fallait-il Croire ? Croire en l’amour éternel ? Croire surtout que notre amour était l’unique remède au mal d’Alain.

Avec toi, Jésus ressuscité, nous nous sommes réveillés. Tu avais éveillé en nos cœurs le sens de ce que Marie était pour toi à la Croix, cet amour du compagnon et de la compagne, si mystérieux. « Un frère pour son frère est comme une tour fortifiée » [56] et nous aussi, nous avons expérimenté cet amour si fort. C’est lui qui a remis Alain debout. C’était comme une résurrection. Avec Jésus ressuscité, nous nous sommes réveillés. Mais alors, Jésus, ce qu’éveille en moi le cœur d’Alain si assoiffé, serait-ce cet Amour éternel de ton Cœur de Dieu ? Serait-ce cet Amour trinitaire dont chaque facette réfléchie en nous est si riche, si absolue et pourtant si révélatrice de toutes les autres ? Alain serait-il celui que tu m’envoies, pour me déterminer à cet amour nouveau, à cet amour unique, à cet amour qui prend toutes mes énergies et tout mon être pour le recréer en Dieu, le refaire à son image et à sa ressemblance ? Seigneur, c’est dans le secret de ton Évangile que tu m’apprends la véritable humanité. Les pauvres sur mon chemin sont une invitation à découvrir ce cœur en attente qui est au fond de moi. C’est une grâce de pouvoir ainsi le découvrir. Remonter ainsi jusqu’à ton cœur divin Seigneur Jésus et méditer la compassion de Marie. Alain aura été l’icône si mystérieuse qui m’a fait prendre ce chemin.

Revenir en haut